La Baie de Somme en plein dilemme
Phoques, calme... et tourisme, la Baie de Somme à l'heure des choix.
Entre terre et mer, la Baie de Somme attire de plus en plus de touristes à la recherche des stars de la région : les phoques. Mais entre préservation de la biodiversité et développement économique, l’équilibre est parfois ardu. Surtout quand le changement climatique s’en mêle.
Par Marina Fabre Soundron, directrice de la rédaction
Publié le 13 janvier 2025
Temps de lecture : 15 min
Il est 22h, un mercredi d’octobre, en pleines vacances scolaires, au Crotoy. Je descends de ma voiture, après trois heures de route depuis la région parisienne. Au loin, le bruit des vagues. Marée montante ? Marée descendante ? Il faudra se renseigner. L’hôtel des Tourelles est à quelques pas. Avec sa façade rouge style manoir 1900 et ses deux tourelles surplombant la Baie de Somme, l’établissement est devenu une institution que l’on aperçoit même depuis la ville d’en face, Saint-Valery-sur-Somme, située à quatre kilomètres à vol d’oiseau. Entre ces deux communes, la Baie. Ce banc de sable où s’allongent ici ou là les célèbres phoques de la région, se dorant la pilule au soleil. Mais n’allons pas trop vite, il fait encore nuit.
A l’intérieur des Tourelles, l’ambiance est familiale. L’hôtel est réputé pour son engagement environnemental. "Les Tourelles ont été le vaisseau. C’est le premier à avoir fait son bilan carbone et impulsé une vraie réflexion autour de l’impact du tourisme et du réchauffement climatique sur le territoire", explique Xavier Mennesson, fondateur de l’association "Baie de Somme, zéro carbone" qui rassemble des professionnels du tourisme. Dans la chambre, pas un bruit. La ville est endormie.
Ce sont les cris des mouettes qui réveillent les habitants. Les rideaux s’ouvrent, une brume tapisse le paysage. Du gris, du bleu, du vert parfois, et quelques rayons de soleil, et ce ton pastel, partout. Voilà les couleurs de la Baie de Somme. Sur la véloroute menant jusqu’à Saint-Valery-Sur-Somme, les cyclistes s’arrêtent observant une spatule blanche dans les marais. La Baie est un lieu incontournable pour observer les oiseaux. 310 espèces y sont recensées, de la grande aigrette aux oies cendrées en passant par le héron pourpre. C'est notamment pour les préserver, que 77 kilomètres d’aménagements cyclables ont été aménagés pour un total de 160 kilomètres de circuits répartis en "9 boucles oiseaux".

Une belle histoire qui a remporté la troisième place des Green Destinations Top100 Story Awards, mettant en avant le développement d’un tourisme durable dans la Baie, juste derrière l’Australie et le Pérou. "Dans les années 70, la Baie de Somme aurait pu prendre le chemin de la bétonisation des fronts de mer, c’était à la mode", évoque François Goudeau, du Syndicat mixte Baie de Somme Grand Littoral Picard. "Certains plans prévoyaient d’implanter une marina dans chaque port, de construire des barres d’immeubles au Crotoy et d’installer un parking avec une plage sur la place actuelle du Marquenterre". Situé au cœur de la réserve naturelle nationale de la Baie de Somme, le parc du Marquenterre couvre 200 hectares de marais, de dunes, de roselières où les oiseaux viennent pour hiverner ou se reproduire, quand d’autres s’y arrêtent pour se reposer lors de leur migration. Mais les stars de la Baie, ce sont les phoques. Et c’est bien là le problème.
"Les phoques sont victimes de leur mignonerie"
Entendez-vous le cri du phoque
Bottes aux pieds, j’arrive à la pointe du Hourdel, un spot très connu pour toutes celles et ceux qui veulent apercevoir la tête large et ronde d’un veau marin sortant de l’eau ou celle d’un phoque gris, plus imposant.
La Baie de Somme abrite la plus importante colonie de phoques veaux-marins de France mais ces derniers sont "victimes de leur mignonnerie", comme nous l’explique Laure Prévost, responsable capacitaire et soigneuse à l’association Chêne pour Centre d’hébergement et d’étude sur la nature et l’environnement. Chaque année, ce refuge reçoit des dizaines de phoques en détresse, en grande partie en raison des comportements humains.
"Les gens sont curieux, ils essayent d’approcher au maximum les phoques ou ils laissent leur chien, sans laisse, s’approcher. Ce qui fait que la mère va plonger dans l’eau par peur et ne va pas retrouver son bébé qui est resté sur le banc de sable", raconte Laure Prévost. Or les naissances des veaux marins tombent en pleine saison touristique entre juin et juillet. Cet été, 14 veaux marins ont ainsi été transférés au refuge. "Certains avaient encore le cordon ombilical autour du cou", se souvient la soigneuse. Pendant de longues semaines le refuge va s’occuper de ces petits phoques : réhydratation, repas quatre fois par jour, lampe chauffante, apprentissage de la chasse aux poissons pour se nourrir…. Après trois mois en moyenne au refuge, les phoques sont "remis en état". Lorsqu’ils sont assez gros, ils sont relâchés dans leur habitat naturel.
Ce jeudi matin justement, Olivier Hernandez, guide professionnel, repère à l’œil nu des phoques sur leurs reposoirs, ces bancs de sable émergés où ils se reposent deux fois par jour. Munis de nos longues vues, on peut les observer, en respectant la distance obligatoire de 300 mètres pour ne pas les déranger. Autour de nous, il y a foule. Des groupes de touristes, de parfois 30 à 35 personnes, se déplacent pour voir les phoques, accompagnés d’un guide. "On dirait Disneyland", se désole Olivier Hernandez, qui voit au loin deux personnes se rapprocher dangereusement du groupe de phoques.
La Baie de Somme ne veut pas devenir le Sud
Depuis quelques années, les touristes sont de plus en plus nombreux en Baie de Somme. L’Agence Somme Tourisme note un effet "post-Covid". "Les Français sont moins partis à l’étranger après le confinement, privilégiant un tourisme de proximité", analyse la responsable communication, Aurélie Wallet. Résultat : la pression sur les écosystèmes et la biodiversité est de plus en plus forte. Si aujourd’hui, aucun acteur du secteur ne parle de "surfréquentation" comme c’est le cas dans d’autres régions françaises, plusieurs d’entre eux pointent par contre des pics de fréquentation qu’il faut apprendre à gérer. D’autant qu’avec le changement climatique, la Baie de Somme pourrait devenir un lieu privilégié de vacances. "Le climat est un des facteurs d’attractivité du territoire. A plus forte raison quand il y a des très fortes chaleurs et de la sécheresse dans le Sud. Ce qui va continuer à arriver dans les années à venir", explique Patrick Alfano, coordinateur Tourisme durable à la direction régionale Hauts de France de l’Agence de la transition écologique (Ademe).
"Le but n’est pas que le tourisme explose et que ça devienne invivable pour les habitants et insupportables pour la nature. On veut une cohabitation durable", indique Aurélie Wallet. Pour ce faire, plusieurs initiatives ont été mises en place. Le but est de mieux gérer les flux dans le temps et l’espace. Amener les touristes à venir à d’autres périodes de l’année et pas tous en même temps lors des beaux week-ends ensoleillés et de limiter l’accès à certains espaces. Mais la Baie de Somme, ce n’est ni les calanques de Marseille ni l’île de Porquerolles. L’espace est grand, et ouvert. Impossible ainsi de limiter le nombre de visiteurs à certains endroits avec un quota maximum à ne pas dépasser.
L’enjeu est donc de guider les touristes vers l’intérieur du territoire, vers l’Abbaye et les Jardins de Valloire, la forêt de Crécy ou encore Abbeville et son ancien monastère du Carmel. Un lieu peu connu qu’on peut pourtant rejoindre à vélo en suivant le canal maritime depuis Saint-Valery-sur-Somme. Un parcours d’un peu plus de 15 kilomètres où l’on croise l’ancien petit train à vapeur de la Baie et qui donne à voir une autre image du lieu. Plusieurs acteurs œuvrent donc pour un développement du tourisme plus durable dans la Baie. Mais se heurtent parfois à l’immobilisme.
"La prochaine navette est dans trois heures, la suivante dans six"
La tête dans le guidon
"Selon nous, le dossier prioritaire c’est la mobilité", atteste Xavier Mennesson de l’association Baie de Somme Zéro carbone, "mais aujourd’hui, c’est très difficile d’arriver en train pour visiter la Baie de Somme", constate-t-il. Et de fait, si les pistes cyclables sont développées au sein du territoire, pour arriver dans la région depuis Paris par exemple, il faut prendre un train depuis jusqu’à Noyelles en passant par Amiens. Le problème, c’est la suite. "La prochaine navette pour aller à Saint-Valery s'il vous plaît ?". Etonnement de l’homme à l’accueil de la gare, qui cherche dans ses papiers. "Euh on en a une dans trois heures et la suivante dans six heures". Le temps d’arriver à pied, ça ira plus vite. "Le bus est géré par le département et le train par la SNCF. La mise en relation est compliquée", regrette Xavier Mennesson. Il n’y a pourtant que 10 petits kilomètres qui séparent Noyelles de Saint-Valery ou du Crotoy. Les plus téméraires ont pris leurs vélos dans le train, les autres en louent un à l’arrivée, à la gare de Noyelles.
Le marché du vélo se développe à vue d’œil dans la Baie. Partout, des loueurs, et de plus en plus, des vélos électriques avec leurs gros pneus capables d’aller de plus en plus loin. Au grand damne de l’association Picardie Nature : "Avant, c’était difficile de faire du vélo dans le sable, il fallait être tellement sportif que personne ne s’y aventurait. Avec ces vélos électriques, ces FatBike, les touristes grimpent à toute vitesse sur les dunes, détruisant au passage la biodiversité", regrette Thierry Rigaux, ingénieur agronome, écologue et administrateur de Picardie Nature.

"On dirait qu'on vient au zoo"
Et les vélos ne sont pas la seule activité qui pose problème. Avec l’essor du tourisme, les activités de loisirs se sont multipliées dans la Baie, rendant parfois difficile l’équilibre entre la préservation de la biodiversité et le développement économique du territoire. "Il y a un peu de schizophrénie, on veut garder la poule aux œufs d’or mais en même temps on l’épuise", glisse François Goudeau du Syndicat Mixte. A l’entrée de Saint-Valery-sur-Somme, les panneaux publicitaires proposant des excursions pour voir les phoques sont partout. De la randonnée pédestre jusqu’aux bateaux, les propositions sont nombreuses. "Tous les jours il y a des dérangements pour les phoques et les oiseaux. On dirait qu’on vient au zoo. La pression est de plus en plus importante entre les vélos à grosses roues, les chars à voile, les gens à cheval, à pied, le kyte surf, les planches à voile, les bateaux à moteur, les avions, les paramoteurs… Ça n’en finit pas !", dénonce le guide Olivier Hernandez.
Des bateaux pas comme les autres
Dans la cité médiévale de Saint-Valéry-sur-Somme, le bruit des moteurs de bateaux vient rompre le calme ambiant. Sur ses embarcations rapides, une petite dizaine de personnes rentre d’une excursion à la découverte des phoques. Ce matin-là, à 11h, quatre bateaux se succèdent, en file indienne, dans le port de la vieille ville. Un ballet que ne supportent plus certains habitants. Ils sont plus d’un millier à avoir signé la pétition de Caroline Deconinck, habitante du Crotoy. Elle demande l’arrêt de "l’exploitation abusive" de la Baie qui "n’est pas un produit de consommation et n’a pas vocation à devenir un parc d’attraction où vitesse, bruit et pollution l’emportent sur calme, silence et respect de la nature".
Entre les habitants et les acteurs du tourisme, les tensions sont de plus en plus fortes. Or la Baie de Somme a obtenu le label Grand site de France décerné par le ministère de la Transition écologique, valorisant le développement durable de sites classés très fréquentés. Le but est ainsi de concilier le tourisme avec la préservation des paysages et la qualité de vie des habitants. Le label, délivré pour huit ans, arrive à expiration à la fin de l’année. La Baie de Somme vient de déposer sa demande de renouvellement. En attendant, l’Etat via notamment la préfecture, tente de trouver des compromis tout en répondant à sa mission.
Trouver un terrain d’entente
Plusieurs projets sont ainsi sur la table. D’abord une formation d’accréditation des guides nature comme le demande une partie de la profession, dont Olivier Hernandez. Ensuite la réglementation des embarcations rapides. "Il y a eu des abus constatés par la gendarmerie maritime et les services environnementaux concernant la vitesse excessive de ces embarcations, des distances trop proches des phoques, ajouté au bruit", relate la sous-préfète d’Abbeville, Christine Royer. Un troisième item concerne la mise à jour de la réglementation concernant les nouveaux usages dans la Réserve naturelle nationale, notamment au Marquenterre avec ces "voiles tractés" proposés aux touristes qui font fuir les oiseaux. Enfin, un arrêté concerne la circulation dans la Baie, afin de minimiser notamment les accidents.


"L’idée est d’arriver à quelque chose de partagé. Que le tourisme soit considéré comme un atout sur le territoire, et pas comme une pression, pas comme une captation du territoire au détriment de ceux qui y vivent et qui souhaitent y travailler", résume la sous-préfète. Mais justement sur ce point, on observe une cristallisation des tensions. Alors que dans certaines petites villes de la côte on passe d’un millier d’habitants à 50 000 l’été, l’exaspération pointe chez les résidents à l’année. "Il y a un phénomène Airbnb chez nous, on assiste à une flambée des prix, une transformation des villes. Les jeunes doivent aller vivre dans l’arrière-pays", remarque Caroline Deconinck, habitante du Crotoy. Et la prise d’assaut des villes de la Baie de Somme par les touristes a des conséquences non négligeables. A Saint-Valery-sur-Somme par exemple, la station d’épuration, vieillissante, n’est pas adaptée au pic.
"Quand on est sur un territoire touristique, l’impact est très fort sur l’écosystème", explique Patrick Alfano. "Dans ce cas, la consommation d’eau est en moyenne 200 fois plus importante que sur un territoire non touristique. On compte une augmentation de 300% de la consommation énergétique et de 30% de déchets", rappelle l’expert de l'Ademe. Et le changement climatique pourrait bien rendre l’équation encore plus compliquée.



Le changement climatique pourrait changer la donne
Le territoire est particulièrement vulnérable aux effets du dérèglement climatique. Spécifiquement aux tempêtes, submersion marine, érosion du trait de côte, inondations par remontées de nappes dans les vallées, érosion des sols, sécheresses et retrait-gonflement des argiles ou encore des vagues de chaleur, liste le Centre de ressource du développement durable (Cerdd). "Une bonne partie des terres est en dessous du niveau de la mer. Quand il y a de fortes pluies, c’est comme ajouter de l’eau à une bassine", explique Elise Debergue, chargée de mission adaptation au changement climatique au Cerdd.
Le Parc du Marquenterre par exemple, est menacé par la montée des eaux. Or ce dernier a été créé de toutes pièces grâce à une digue, aujourd’hui mise sous pression. "Un des projets est d’ouvrir la digue à certains endroits où il est compliqué de la maintenir en faisant ainsi rentrer la Baie dans le Parc", explique le conservateur de la Réserve naturelle, Antoine Merlant. L’idée est de nourrir d’autres territoires et d’accepter que la mer reprenne ses droits.
Mais l’adaptation au changement climatique nécessite des choix parfois difficiles à entendre, surtout quand ils peuvent impacter l’habitat, ou les activités touristiques.

"Se détacher des imaginaires anxiogènes"
Pour construire des récits positifs autour de l’adaptation, le Cerdd a lancé en novembre dernier le projet "ARCHIPEL, Histoire(s) de s’adapter". L’idée est de se détacher des imaginaires anxiogènes et d’inventer, avec les habitants, de nouvelles manières de vivre sur le territoire, en s’appuyant sur des artistes. Le collectif Les Parlantes par exemple a pour mission de partir du réel, en récoltant des témoignages, des données scientifiques et d’imaginer des fictions positives.
Trois "gestes artistiques" ont ainsi été proposés par ce collectif. "On va à la rencontre des habitants, dans les fêtes de quartier, les brocantes, les médiathèques… et on leur propose de nous parler du futur. A partir de ça, on leur écrit un poème minute sur une machine à écrire, qu’on leur donne", explique Coline Lafontaine, une des trois membres des Parlantes. Le collectif a également fait installer des boites aux lettres dans plusieurs lieux et propose aux habitants d’écrire une carte postale du futur. Enfin, des "balades de l’adaptation" ont été mises en place pour penser notre rapport au changement climatique et construire des "balades poétiques et sonores".
"Ce qui ressort beaucoup quand on parle du futur c’est la peur. Beaucoup de personnes n’ont pas envie d’en parler, ça provoque de vives émotions", rapporte Coline Lafontaine. "Le deuxième sentiment qu’on a pu constater à travers plus de 200 témoignages, c’est le désir d’être ensemble. L’envie de créer du lien à l’échelle locale, c’est extrêmement présent chez tout le monde".
Il va y avoir un sursaut
une prise de conscience
collective
pour rendre le monde
vivable – encore
vivable – à nouveau
Travailler ensemble
à faire pousser des arbres
à se mouvoir mieux – différemment
à construire un avenir
qui donne envie d’y vivre
et dans lequel on pourra
respirer
RESPIRER
respirer
Poème écrit le 8 septembre 2024 par Les Parlantes
Il est 18h en plein milieu de la Baie. Nos corps tremblent de froid mais personne ne semble vouloir se lancer sur le chemin du retour. Des petits oiseaux se tiennent chaud, se déplacent tous ensemble dans un ballet envoûtant. Et soudain, juste devant nous, un phoque curieux sort la tête de l’eau et nous regarde. Un plongeon plus tard, il a disparu.
