Data centers : ces monstres discrets qui débarquent en ville

Enquête sur l’empreinte indélébile

de la conquête des données

Face au boom de l’intelligence artificielle, les centres de données
se bousculent aux portes des villes. Mais derrière leur apparence sobre, ce sont de véritables usines énergivores, grandes consommatrices d’eau et de plus en plus contestées qui fleurissent un peu partout.

Par Fanny Breuneval, journaliste transition écologique

Publié le 13 février 2025

Temps de lecture : 18 min

Nichée entre un lycée, le RER B et quelques barres d’immeubles, une immense soucoupe occupe un terrain de 6,7 hectares au cœur de la ville de La Courneuve, dans le nord de Paris. Impossible de manquer l’édifice d’une taille comparable au palais omnisports de Paris-Bercy ou encore au stade Vélodrome de Marseille. Pourtant, peu de passants savent ce que cache cette architecture ronde et couverte de voiles.

Une habitante voisine évoque la rumeur d’un futur "centre commercial". D’autres ayant eu vent de l’aspect numérique craignent "des ondes" potentiellement dangereuses. Aucun panneau n’apporte d’information. Seul indice d’une activité économique : les allées et venues de techniciens habillés avec l’uniforme de leur société de maintenance ainsi que des visiteurs en costard-cravate. Bienvenue au "Paris Digital Park". Créé par la société Digital Realty, il est taillé pour héberger des données ultra-sensibles, notamment bancaires.

Des sons de perceuses et d’éclats métalliques résonnent dans les trois étages. Deux des quatre portions du data center fonctionnent, le reste est en travaux. C’est le site le plus massif parmi la dizaine localisée en Seine-Saint Denis.

"La tendance actuelle est au gigantisme"

Cette étrange soucoupe illustre le développement des data centers "hyperscale", assez grands et puissants pour proposer leurs services à des géants comme Amazon, Google ou encore Microsoft. En Île-de-France, son envergure n’est déjà plus une exception. "La tendance actuelle est au gigantisme", s’alarme Cécile Diguet, directrice du département Urbanisme, Aménagement et Territoires à l’Institut Paris Région.

Il faut dire que le Président Emmanuel Macron leur déroule le tapis rouge. Lors du Sommet de l'IA, qui s'est tenu à Paris les 10 et 11 février 2025, il a annoncé 109 milliards d’euros d’investissements et l'installation de 35 data centers dans le pays pour développer cette technologie. Pour l’instant, près de 260 data centers "commerciaux" louent des espaces de stockage de données à diverses entreprises. En comptant les centres de données "à domicile", souvent plus petits, leur nombre s’élève à 5000.

Derrière le cloud, rien de virtuel

 

Derrière des murs austères de tôle ou de béton, "il n’y a rien de virtuel", assène Fabrice Coquio, président de Digital Realty France en faisant visiter à Novethic un autre data center nommé "PAR 7", à quelques pas de la soucoupe. En lisière d’un quartier résidentiel, celui-ci ressemble à un grand entrepôt gris. L’enceinte bardée de caméras est encerclée d’une barrière avec des boucles de fer barbelé. Il faut dire que les centres de données sont des lieux stratégiques.

A l’intérieur, dans une petite pièce, des centaines de câbles jaunes de fibre optique s’entrecroisent. Comme le faisaient les standardistes pour les premières connexions téléphoniques, les gestionnaires de data centers connectent différents opérateurs mondiaux tels Orange ou SFR, garants de la continuité des communications par internet.

Les câbles traversent ensuite quelques larges allées pour ressortir dans d’autres pièces. Là, ils alimentent des serveurs, ces appareils entreposés dans des armoires qui traitent des milliards de données tandis que des baies de stockage les archivent. Séries sur Netflix, photos envoyées par What’s App, données bancaires, recettes de cuisine… Ici bat le cœur du "cloud", ce nuage fantasmé qui peut contenir toute notre vie numérique intime, sociale ou encore professionnelle. Dans cette pièce, il faut hausser le ton pour se faire entendre. Une puissante climatisation limite la température à 27 degrés. Sans elle, la température augmenterait très vite face à l’activité intense des serveurs. Sur le toit, le gigantesque système de rafraîchissement prend des allures de station lunaire avec son enchevêtrement de tuyaux et de machines. Le vrombissement y est encore plus fort. Il se déclenche dès que la température extérieure dépasse 14 degrés, ce qui est le cas en ce mois de février. Avec les fortes chaleurs l’été, l’activité y sera encore plus intense.

Embouteillage électrique

Tout cela nécessite beaucoup de ressources. Le Paris Digital Park prévoit à terme une consommation électrique potentielle de 130 mégawatts (MW), soit le dixième d’un réacteur nucléaire. "La multiplication de ces projets fait peser des risques de congestion électrique sur les réseaux de distribution de la Plaine Saint Denis, explique Cécile Diguet. C’est aussi le cas au sud de Paris, en Essonne, où de plus en plus de data centers s’approvisionnent sur le poste à haute tension de Villejust par exemple." Or le risque de concurrencer d’autres activités sur le territoire est bien réel puisque la règle est celle du premier arrivé, premier servi.

Premier arrivé, premier servi

Chaque projet électrique privé ou public doit faire une demande de réservation de puissance auprès de Réseau de Transport d'Electricité (RTE) pour celles supérieures à 40 MW ou à Enedis si c’est inférieur. A Marseille, l’ancien maire Jean-Claude Gaudin a dû négocier auprès de l’entreprise Interxion (rachetée aujourd’hui par Digital Realty), qui avait réservé l’essentiel de la puissance disponible pour des data centers, pour qu’elle lui laisse 7 MW pour l’installation de bus électriques dans la ville, relate l’Institut Paris Région.

Extrait de l’étude "L’impact spatial et énergétique des data centers sur les territoires", par Cécile Diguet et Fanny Lopez pour l’ADEME, 2019

Un nouveau data center prévu par Digital Realty dans un ancien silo à sucre près du port maritime de Marseille fait craindre que les réseaux ne soient pas suffisants pour répondre aussi aux projets d’électrification des navires. L’entreprise affirme à Novethic qu’elle a fait construire une nouvelle station électrique afin d’éviter de concurrencer le port mais précise aussi que "l’éloignement sur d’autres zones que Marseille est à l’étude" pour ses autres projets. D’autant plus que les travaux nécessaires pour renforcer le réseau dans les zones prisées impliquent "une augmentation des coûts et des délais de raccordement", explique à Novethic le gestionnaire de réseau public RTE. Il doit relever le défi de répondre à "une multiplication des demandes" ces deux dernières années.

"Les data centers sont des ogres, leurs demandes de raccordement auprès du réseau RTE s’élèvent en Île de France à 3,5 gigawatts pour 2030, l’équivalent d’une nouvelle ville de 4 millions d’habitants", constate Cécile Diguet. Sans compter que des géants parmi les géants entrent dans la danse. "Aujourd’hui s’installent ce que j’appelle des giga hyperscale, avec plus de 200 mégawatts de puissance, soit l’équivalent du quart d’un réacteur nucléaire", décrit auprès de Novethic Philippe Schmit, président de la Mission régionale d’autorité environnementale (MRAE) d’Île-de-France, l’autorité environnementale qui juge de la qualité des études d’impact. Face à ces besoins abyssaux, Marc Zuckerberg lui-même, le patron de Meta, a reconnu que le développement de l’intelligence artificielle pourrait se heurter aux contraintes énergétiques.

Avalanche de données

Or face à l’explosion des usages du numérique, les centres de données devraient être de plus en plus nombreux. Un boom poussé en grande partie par la vidéo en streaming et sur les réseaux sociaux et par l’arrivée d’intelligences artificielles génératives comme ChatGPT ou Midjourney. Selon le scénario de référence de RTE, la consommation électrique des data centers en France "estimée autour de 10 térawattheures (TWh)" au début des années 2020 pourrait atteindre en 2035 "entre 23 et 28 TWh", soit l’équivalent de ce qui est prévu pour les véhicules particuliers.

L’Agence Internationale de l’Energie (AIE) a évalué qu’au niveau mondial l’augmentation de la demande pour des data centers devrait ajouter entre 2022 et 2026 l’équivalent de la consommation électrique d’un pays comme la Suède, selon le scénario le plus faible, ou comme l’Allemagne, dans le scénario plus élevé. En Irlande, terre d’accueil pour les centres de données, ces derniers pourraient représenter 32% de la consommation électriques du pays en 2026.

La consommation d’eau sous les radars

La consommation électrique est loin d’être le seul impact. Sous la soucoupe de la Courneuve, des tuyaux acheminent une grande quantité d’eau potable. 295 000 m3 d’eau pourraient être consommés par an lorsque les quatre modules seront construits, annonce l’étude d’impact réalisée par Digital Realty. C’est l’équivalent de 118 piscines olympiques. Ce data center refroidit ses serveurs avec de l’eau pulvérisée dans l’air lorsque les températures sont élevées. Cette technologie que l’on appelle "adiabatique" a l’avantage de limiter la consommation d’énergie, déjà colossale, de prendre peu de place et de limiter le bruit. Cependant, elle consomme énormément d’eau. Près de la moitié s’évapore et l’autre est rejetée dans la Seine.

Or l’impact potentiel sur la ressource en eau dans le territoire n’a pas été calculé lors de l’enquête publique qui a eu lieu de mi-avril à mi-mai 2021. "Si le projet arrivait aujourd’hui, nous aurions étudié la consommation d’eau car entretemps le territoire a été identifié comme à potentiel risque de déficit quantitatif, explique Aline Girard, animatrice du SAGE Croult Enghien Vieille Mer, l’organisme local qui vise à concilier les différents usages de l’eau. L’enjeu actuel est aussi d’utiliser de l’eau de pluie plutôt que de l’eau potable". Les arrêtés de limitation des usages de l’eau comme l’arrosage des voitures ou des pelouses se sont multipliés dans la région.

La pression sur l’or bleu est déjà pointée du doigt dans d’autres pays comme en Uruguay où Google est accusé de piller l’eau potable. C’est aussi le cas aux Pays-Bas où face aux fortes chaleurs les data centers de Microsoft ont consommé en 2022 quatre fois plus d’eau que le maximum envisagé. Des solutions moins consommatrices d’eau existent mais face au besoin croissant de puissance, la technologie "adiabatique" séduit.

David contre Goliath

 

Aux pieds des centres de données, les risques de nuisance s’accumulent : bruit, chaleur évacuée à proximité des habitations, incendie… Si une partie est contrôlée, plusieurs éléments restent en suspens. En levant les yeux vers le ciel, on aperçoit d’imposantes cheminées noires qui hérissent le toit de la soucoupe. Ce sont des groupes électrogènes capables de prendre le relais en cas de panne de courant. Quand les travaux seront terminés, 72 engins dont chaque moteur occupe la taille d’une pièce entière devraient dresser leurs cheminées vers le ciel. Des techniciens les allument une fois par mois pendant plusieurs heures pour vérifier leur fonctionnement larguant au passage une fumée composée d’oxydes d’azote (NOX), de monoxyde de carbone (CO) et de poussières.

Un impact "négligeable", selon Fabrice Coquio, le Président de Digital Realty. Ce n’est pas l’avis de la Mission régionale d’autorité environnementale (MRAE) d’Île-de-France, l’autorité environnementale qui juge de la qualité des études d’impact. Dans ce secteur coincé entre les autoroutes A1 et A86, l’air épais encrasse déjà les fenêtres des habitants. Le niveau annuel d’oxyde d’azote dans l’air dépasse au moins le double des seuils où des effets nocifs pour la santé sont constatés selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

Dans son rapport d’éclairage 2023 sur les data centers, la MRAE déplore le fait que les modélisations des pollutions effectuées par Digital Realty "ne correspondent pas aux situations de pannes déjà rencontrées". La MRAE a découvert lors d’un contrôle que l’incendie d’une infrastructure électrique a forcé un data center aux Ulis à fonctionner sur ses groupes électrogènes pendant 11 jours. Impossible de connaître les impacts sur la pollution de l’air pour ce type de panne. Pas d’étude non plus sur les conséquences d’une pénurie d’énergie comme celle crainte en 2022 avec la guerre en Ukraine alors qu’une loi somme les data centers de basculer sur le fioul en cas de tension. Les effets cumulés de la pollution de plusieurs data centers dans le territoire ne sont pas non plus calculés.

Aire de jeux magnétique

 

Face à l’immense soucoupe se trouve un petit parc offert par Digital Realty. Il est décoré d’arbustes et même d’une maison à insectes. Une petite fille joue sur un toboggan et court sur les chemins aménagés. En bordure du parc, à un mètre sous terre, passe une ligne à haute tension de 225kV, soit une autoroute de l’électricité tirée pour alimenter le data center. Il pourrait générer à la surface un champ électromagnétique de 10 microtesla (µT). Un niveau légal mais supérieur à la limite de 1 µT conseillée par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES) pour les publics sensibles.

Protéger les publics sensibles

Les champs électromagnétiques à basse tension comme celui-ci pourraient être associés à des leucémies infantiles. Le gestionnaire de réseau RTE a dû revoir le tracé afin de l’éloigner d’écoles primaires et d’un collège. Selon Digital Realty, le tracé final "respecte les recommandations sanitaires" avec un tracé "au plus proche, à 5 mètres de distance d’un établissement" générant à cette distance un champ magnétique "inférieur à 0,4µT". Pour la MRAE, cela reste un enjeu sanitaire majeur alors que des études pointent du doigt des risques dès une exposition régulière à 0,4 µT. Par précaution, elle a demandé au promoteur immobilier ayant un projet sur une friche en face de veiller à protéger les publics sensibles.

De nombreux habitants restent toutefois confiants. "S’ils l’ont placé ici, c’est qu’il n’y a pas de danger", estime un voisin. Une poignée d’autres s’inquiète. "C’est étonnant qu’un aussi gros projet prenne place en centre-ville. Je pense à d’éventuelles attaques en cas de conflit puisque ce sont des lieux très stratégiques", confie auprès de Novethic une habitante d’Aubervilliers, une ville voisine, qui préfère rester anonyme. Elle a posé de nombreuses questions lors de l’enquête publique menée en 2021. Son intérêt sur le sujet a commencé il y a plus de dix ans lorsqu’un centre de données s’est installé près de chez elle. "C’est surdimensionné pour des territoires déjà denses", lâche-t-elle.

Des citoyens désabusés

Les enquêtes publiques, obligatoires pour les plus gros projets, sont l’une des rares occasions pour les habitants de s’exprimer. D’une durée d’un mois, elles permettent de poser des questions et d’exprimer d’éventuelles craintes. Des réponses sont apportées soit lors d’une réunion publique, soit dans le dossier d’enquête publié ensuite. Cependant, la plupart des choix techniques sont déjà réalisés à cette étape.

La Fédération de l’Essonne pour la pêche a ainsi pointé du doigt les rejets d’eau chaude du "Data Village" à Corbeil-Monceaux, au sud de Paris. Celui-ci utilise un système de refroidissement similaire à celui d’une centrale nucléaire : l’eau pompée dans la Seine y ressort réchauffée à 27,5 degrés. La fédération de pêche craint "des impacts sur des espèces de poisson déjà fragilisées", notamment les brochets, et sur la flore aquatique. L’association n’aura pas eu gain de cause. Les brochets auraient déjà presque disparu du fait des activités humaines, explique le rapport d’enquête. Un coup dur pour la fédération qui procède régulièrement à des tentatives de repeuplement.

Article présentant la réunion publique pour l’installation du data center de Cloud HQ à Lisses dans le magazine municipal, édition de septembre 2021.

A Lisses, une ville du département de l’Essonne, un centre de données s’installe sur 13,7 hectares des terres agricoles, soit l’équivalent d’une vingtaine de terrains de football. Les deux gigantesques bâtiments d’exploitation couvriront près d’un tiers de la surface. Le reste est dédié à des espaces verts mais aussi à des routes, parkings et transformateurs électriques. C’est l’un des plus grands data centers de France avec un besoin électrique annoncé de 275 MW, plus du double de la soucoupe de La Courneuve. De quoi entrer en contradiction avec l’objectif national de "zéro artificialisation nette". Mais plusieurs habitants regrettent une communication minimale sur le projet de la part de la commune. "L’information était trompeuse, l’article dans le journal de la ville pour inviter à une réunion publique ne disait rien sur l’utilité, la superficie, la conséquence des travaux…", déplore Béatrice, habitante engagée dans une Association pour le maintien de l'agriculture paysanne (AMAP), le Panier Saint-Fiacre, à Lisses.

Le data center de Cloud HQ s’implante sur 13,7 hectares de terres agricoles.

Face à la complexité des dossiers, "les data centers peinent à mobiliser", explique Clément Marquet, sociologue coordinateur du groupe de travail Politiques environnementales du numérique au CNRS, qui a étudié de près les quelques mobilisations qui ont agité La Courneuve. Ces dernières années, plusieurs collectifs ont réussi à obtenir des améliorations et même une jurisprudence sur le sujet du bruit. Mais sur d’autres sujets, "les plus engagés ont fini par abandonner à partir du moment où ils ont perdu des procès".

En France, les citoyens ont en théorie le droit de participer aux décisions qui ont un impact sur l’environnement. C’est la Commission Nationale du Débat Public (CNDP) qui se charge pour certains projets d’ampleur tels qu’une centrale nucléaire, un parc éolien ou encore certaines usines, d’organiser une concertation avec les habitants. L’institution vise à faciliter le dialogue et à mieux prendre en compte les besoins sur le territoire avant la tenue d’une enquête publique. Cependant, la CNDP regrette "qu’un grand nombre de projets qui ont un impact majeur sur l’environnement", dont "l’implantation de data centers", ne fassent pas partie de son champ d’intervention et "échappent, de ce fait, au droit à l’information et à la participation du public", a-t-elle alerté en 2021 dans une note de recommandation à l’égard des pouvoirs publics. La CNDP venait d’ailleurs de voir le nombre de projets soumis à participation se réduire de 30%.

Haut débit de permission

 

Le Plan d’action "simplification" du gouvernement, adopté au Sénat en octobre 2024 et transmis à l'Assemblée nationale, vise à accélérer la venue des data centers. Il propose de reconnaître les data centers comme des "projet d’intérêt national majeur" afin de "faciliter les dérogations sur les espèces protégées". Il vise aussi à confier la délivrance des permis de construire à l’Etat plutôt qu’aux communes afin de gagner du temps. Une façon de s’extraire des objectifs de la loi Zéro artificialisation nette ainsi que des contraintes des Plans locaux d’urbanisme. L’objectif affiché : "faire de la France un pays à la pointe de la révolution de l'intelligence artificielle". Le but est aussi de répondre aux objectifs européens de souveraineté sur la donnée.

Pourtant, le processus de validation des projets de data centers, certes chronophage, est déjà relativement permissif. En Île-de-France, et seulement dans cette région, un agrément du préfet s’impose lors que l’emprise au sol du bâtiment dépasse 5 000 m². Mais "la plupart l’obtiennent", indique la MRAE dans une lettre d’information publiée en mai 2023. Et ce, même sans projet de récupération de la chaleur ou s’il est positionné sur des terres agricoles plutôt que sur des friches industrielles. Ensuite, les projets soumis à une enquête publique doivent obtenir un autre accord du préfet après que plusieurs acteurs aient donné leur avis. Là encore, les avis ne sont que consultatifs et les recommandations de la MRAE restent des vœux pieux dans bien des cas.

Quelques projets n’obtiennent pas l’autorisation ou doivent procéder à des modifications. Face à de nombreuses manifestations et à la contestation des élus, un projet de data center d’Amazon Web Service à Bretigny-sur-Orge s’est vu refuser sa demande d’agrément auprès du préfet de région. "Il lui était reproché d’être isolé et peu créateur d’emplois, de consommer bien trop d’énergie et de surface", précise la MRAE. Amazon a finalement opté pour la location d’un data center à Wissous, une ville voisine, avec un opérateur intermédiaire, Cyrus One. La stratégie est de déployer l’installation en trois étapes afin d’éviter de passer par une enquête publique, imposée à partir de 50 MW. La phase 2 du projet affiche 49,5MW... Une bataille juridique a été engagée par le maire afin d’obtenir plus de transparence sur les impacts du projet pour l’environnement et les habitants.

Marseille, dans l’œil du cyclone

 

A Marseille, de multiples câbles de fibre optique atteignent la terre après avoir traversé l’océan. Cette proximité avec le reste du monde suscite l’appétit des leaders du secteur. Mais des voix s’élèvent pour planifier l’installation de ces nouveaux géants plutôt que de la subir. Sébastien Barles, adjoint au maire en charge de la transition écologique, plaide pour "un moratoire", c’est-à-dire une pause dans l’installation des centres de données, face à une "prédation énergétique".

"Je préfère que les data centers s’installent ici plutôt qu’à l’autre bout du monde alimentés par des énergies fossiles, cependant nous avons besoin d’un schéma global pour travailler sur la sobriété et mettre des conditions comme la récupération de chaleur, explique-t-il à Novethic. Or les discussions au niveau de la métropole qui ont eu lieu en décembre 2023 n’ont abouti à rien."

Amsterdam, aux Pays-Bas, a limité, fin 2023, la construction de nouveaux centres de données à certaines zones, à savoir "les parcs d'activités d'Amsterdam et de Haarlemmermeer". Cela fait suite à un moratoire acté en 2019 où sept municipalités dont Amsterdam ont empêché toute nouvelle construction de data center pendant un an.

"Une approche nationale permettrait d’éviter l’anarchie des années 1990 où des zones commerciales se sont développées aux abords des villes dans un chaos absolu", lance Charlotte Nenner, élue écologiste dans la région Île-de-France. D’autant plus qu’avec les data centers se construisent des routes et des arrêts de bus pouvant encourager la venue de nouvelles activités.

Pour accueillir de nouveaux data centers, plusieurs élus estiment auprès de Novethic qu’il faudrait privilégier les zones d’activité commerciales existantes. Cela permettrait d’épargner les habitants d’éventuelles nuisances tout en offrant la possibilité de réutiliser la chaleur qu’ils évacuent.

"Prédation énergétique"

"Près d’un million de personnes auraient pu être chauffées par des data centers"

 

Sur la récupération de chaleur, la marge de progrès s’avère en effet immense. "Sur un data center de 100 MWh, 23 MWh de chaleur thermique peut être récupérée et cela peut permettre de chauffer près de 30 000 à 50 000 logements", évalue Philippe Schmit en se basant sur les retours d’expérience suédois. Mais en France, très peu de centres de données récupèrent la chaleur émise, et quand c’est le cas, la quantité est minime. "Si la récupération de chaleur était systématisée, près d’un million de personnes auraient pu être chauffées par des data centers depuis que je préside la MRAE francilienne, soit depuis 4 ans", déplore-t-il.

A Wissous par exemple, où Amazon Web Service a jeté son dévolu, aucun réseau de chaleur urbaine n’existe. A Marcoussis, une commune en Essonne, le nouveau data center de Data 4 a opté pour une culture d’algues chauffée sur son toit. Un choix étonnant alors que des habitations se situent à quelques centaines de mètres. A La Courneuve, la soucoupe a bien prévu un système de récupération de chaleur, mais pour l’heure aucun contrat n’a été conclu. Digital Realty affirme toutefois auprès de Novethic qu’"une étude de faisabilité technique pour la récupération de chaleur est en cours".

Les opérateurs de data centers mettent en avant des difficultés techniques et logistiques liées à la création du réseau de chaleur. Si le transport de la chaleur s’allonge, il y a des pertes. D’autant plus que la chaleur récupérée reste souvent modeste, autour de 30 degrés, alors qu’elle atteint 65 degrés à la sortie des chaudières dans les immeubles. La chaleur intermédiaire reste toutefois intéressante à faire monter en température, permettant d’économiser de l’énergie.

Entre les opérateurs de data centers et les collectivités, chacun se renvoie la balle. Interrogée par Novethic, l’association France Datacenter qui regroupe les acteurs du secteur pointe la responsabilité des collectivités qui n’auraient "pas la possibilité ou pas la volonté de récupérer la chaleur". Mais les conditions des contrats proposés ne sont pas toujours avantageuses pour les collectivités qui ont besoin d’engagements de long terme. Enfin, il est difficile d’associer les opérateurs de réseau de chaleur dans la boucle alors que la venue d’une chaleur gratuite pourrait perturber le marché existant

Quand l’exception fait la règle

Aujourd’hui, rien en France n’encourage la récupération de chaleur. La loi visant à réduire l’empreinte environnementale du numérique (REEN), votée en 2021, accorde un avantage fiscal à des pratiques de récupération de chaleur, mais celles-ci peuvent se limiter au chauffage de quelques bureaux situés au sein du data center. Une directive européenne vise à contraindre la récupération de la chaleur fatale, mais ne précise pas de quantité minimum et offre la possibilité de s’extraire de l’obligation en cas "d’impossibilité technique ou économique".

Les propositions des maires et des associations pour réguler l’implantation des data centers ne manquent pas : définition de zones autorisées, mise en place de conditions telles que la dépollution des friches industrielles et la récupération de la chaleur... "Je serais même favorable à mettre en concurrence les opérateurs de data center à travers des appels d’offre publics afin de favoriser les solutions les plus vertueuses", juge Olivier Thomas, le maire de Marcoussis. Cependant, les marges de manœuvres sont faibles pour les pouvoirs locaux et rien n’est encore à l’ordre du jour au niveau parlementaire.

"C’est un projet de société très important, je ne comprends pas pourquoi nous n’en parlons pas plus collectivement", s’étonne l’habitante d’Aubervilliers qui suit de près l’évolution du sujet autour de chez elle. D’autant plus que les enjeux du numérique dépassent les seuls impacts locaux des data centers. En plus des marques qu’ils commencent à laisser en France, l’extraction des matières nécessaires pour fabriquer les serveurs ainsi que nos ordinateurs pollue aussi à des milliers de kilomètres d’ici.